Volette
Apprentie Jouteuse
🪶 1 plume(s)
🎗️ 2 rubans(s)
Armakan
Grand Maître Jouteur
🪶 20 plume(s)
🎗️ 28 rubans(s)
Jour 15... ou 21.... ou 725, va savoir.
Léon émerge à 13h. Cette nuit il a rêvé qu'il courait dans une prairie. Rien d'autre que le bruit de ses pieds qui foulent l'herbe, et le soleil qui tape, fort. Il a trouvé ça fascinant. Monde de merde.
Il fouille dans le paquet qui est sur sa table de nuit. Plus de clopes.
Décidant qu'il s'agit là d'un cas de première nécessité, il gribouille un baratin sur une vieille liste de courses.
En voilà une belle attestation ! Il enfile son t-shirt de la semaine, met un vieux jogging et ses chaussures et sort.
Le hall de son immeuble est vide, comme un monde post-apocalyptique dans lequel on s'emmerde.
Il sort, le soleil lui brûle la rétine - à force de zoner enfermé dans son petit T2 mal éclairé, forcément la lumière du jour agresse.
Des bruits de pas se font entendre derrière lui ; ça lui remonte le moral de croiser quelqu'un, histoire de croire encore qu'il y a un semblant de vie ici-bas.
Il se retourne pour faire face à ce promeneur, et déchante très vite...
Le cœur de Roger Tudieu fait un petit bon. Tout petit, mais délicieux. Encore un qui vient de craquer. C’est mignon un crevard qui ne tient pas le confinement. Mmmmhh, lui botter l’arrière-train va lui procurer sa dose de drogue, la pire, celle du pouvoir du connard. Et être un connard, Tudieu, il adore. Le voici qui rabat la visière de son casque de combat. Sa victime s’est à peine retournée qu’il l’a déjà saisie par le col. Et pif, et paf et boum, en moins de deux, le malheureux baigne dans son sang.
Tudieu s’étire de satisfaction. Il est rapide, félin, sans pitié. Enfin, pas toujours. La nuit, il fait de plus en plus de cauchemars. Fracasser des Confuyants, le surnom qu’il a donné à ses merdes laisse des traces psychologiques. Des mois à cogner, à corriger, ça use. On est un humain même lorsqu’on est un connard. Et là, bêtement, un remords le prend.
Le voilà qui s’agenouille, soulève sa visière, ôte son casque, et touche précautionneusement l’épaule de sa victime.
- Oh gars, réveille-toi. Je t’ai pas raté, mais rien de personnel. Allez, bouge-toi. Si tu veux, je t’aide même à rentrer dans ton clapier.
Léon ne comprend pas ce qu'il se passe, tout est allé très vite. À peine le temps de voir cette face de brute édentée qu'il se retrouvait à terre, la douleur l'assaillant à intervalles régulier.
Il retrouve peu à peu ses esprits, sent que le gars le soulève par dessous les bras. Bordel ce que ses côtes lui font mal. S'appuyer contre le muret vite. Respirer, doucement, c'est ça.
Il lève la tête et dévisage son agresseur. Un flic, ben tiens. Leur façon de vérifier les attestations a bien évolué. Il l'entend baragouiner, mais de très loin, ça fait "biiiiiiiiiip" dans ses oreilles.
Léon essaye de se ressaisir et de se calmer. Son impulsivité lui a déjà joué des tours par le passé. Pourtant il pourrait lui filer un coup de boule là tout de suite.... se ressaisir, vite. L'envie de fumer est très forte, pas moyen de passer une journée de plus dans son taudis sans cigarettes, et les collègues de Jean-Michel-Sans-Dents rôdent autour.
Il sort l'attestation de sa poche et le tend à l'agent. Sa main tremble. Il a très envie de lui faire bouffer son casque.
-Merci pour cette courtoisie, monsieur l'agent, mais je dois aller faire des courses si je ne veux pas crever de fin d'ici la fin du confinement. Permettez?
Ah ben merde. Il est en règle ce couillon.
- Bon, vous avez besoin d’aide mon gars ? Vous voulez une clope ? Non ? Quoi ? Que je vous accompagne au bureau de tabac ?
Tudieu commence à fulminer mais l’un de ses rares neurones lui rappelle que quelques secondes auparavant, il avait du remords, voire de la compassion pour ce confuyant. Il n’est pas un larbin, mais un agent de sécurité au service de la police et il est fier de son uniforme fort ressemblant à celui de la maison poulaga. Mais il doit être humain alors Tudieu bombe le torse.
- Allez, je vous accompagne.
C'est déjà ça, le gogole a accepté de l'emmener dans sa carriole.
Mais c'est pas une voiture de flic ça.... Intéressant. Rémi-Sans-Chicots ne serait donc pas de la police?
Si Léon peut s'acheter 2 cartouches, se faire raccompagner en voiture et lui faire manger les dents qui lui restent, ce sera une bonne journée, bien revigorante. Et Dieu sait qu'elles sont rares en ce moment.
Parfois, ça lui prend d'un coup, Léon se voit dépérir d'ennui. Il est là, chez lui, immobile, et se dit que tout ce rien va le tuer. Pas ce virus à la mords-moi-l'noeud, ou les brutes comme son chauffeur, non, l'ennui, son compagnon de ces dernières semaines, qui reste plaqué contre lui. Il donnerait n'importe quoi pour un peu d'action, c'est dans son tempérament.
En attendant, le lascar ne doit pas se douter du sort qui l'attend. Léon décide de faire la discussion, mais c'est plus fort que lui, sa nervosité est palpable, impossible de se montrer mielleux.
-Et sinon, hormis jouer les chauffeurs pour personnes en détresse, ça vous prend souvent de cogner sans raison sur les personnes que vous croisez? Je veux dire, en ce moment vous êtes pas gâté c'est vrai, avec ces rues à la Walking Dead....
Roger fait une grimace qui allonge sa gueule de cancre. Les bielles de son cerveau coulissent en grinçant. Puis il expulse à toute vitesse ses paroles de peur d’oublier sa réflexion.
- Ben, c’est les flics qui nous ont demandé de venir. Ils ne pouvaient plus contrôler personne après six mois de confinement. Ben les gens les frappaient dès qu’ils commençaient à leur causer de rentrer chez eux. Sont comme vous les poulets, sont humains. Alors, le gouvernement, ben, il a cherché des gars comme moi. Eh ben Voilà, j’suis là. Pour un gars comme moi, ben c’est pas mal. C’est de la promotion sociale.
Léon marque un arrêt.
- De la promotion sociale ?
- Ben oui !
- Ben ça alors, enfin je veux dire, c’était quoi avant votre boulot.
- Ben vous allez pleurer si je vous l’dis ou avoir peur, ou les deux.
Léon esquisse une grimace. L'édenté a vraiment l'air de plus en plus fou. Son histoire de recrutement par la police, il n'y croit pas une seule seconde. Puis ces confessions prennent une tournure qui lui déplaît.
Mais comme toujours avec Léon, la curiosité est la plus forte.
-J'ai passé l'âge de pleurer ou d'avoir peur, merci de vous inquiéter.
Le chauffeur essaye de masquer sa gêne. Comme si son interlocuteur était né de la dernière pluie.
-Gardien de cimetière, j'étais gardien de cimetière.
-.... Dites-moi, euh, c'est quoi votre prénom d'ailleurs?
-Roger.
-Léon, enchanté.
Ils se serrent la main brièvement.
-Dites-moi Roger, je suis sensé avoir peur ou pleurer parce-que vous passiez votre journée le cul sur une chaise à lire des BD pendant que vous surveilliez des macchabées?
La voiture ralentit, ils se garent.
-On est arrivés. Je ne faisais pas que garder les macchabées m'sieur Léon, j'aurais préféré.
-Quoi alors?
-Vos cigarettes vous attendent.
-Je n'aime pas interrompre une conversation en plein milieu.
-Vos. Cigarettes.
Léon a très envie de fumer. Il descend à contre cœur, peut-être que l'autre abrutit sera plus enclin à parler s'il baisse un peu le ton. Il se retourne vers la fenêtre de son comparse.
-Vous voulez que je vous prenne quelque chose?
Roger se gratte la tête. Une vieille manie qui lui prend à chaque fois qu'il sent l'anxiété monter en lui. Les palpitations, il en a de plus en plus. Elles ont commencé lorsque son dernier emploi est partit en cacahuètes.
Il commence à regretter d’avoir emmené sa « victime » faire ses courses. Pourquoi avoir eu un fichu remords ? Ses quelques neurones l’engueulent d’avoir évoqué son ancien job. Mais la connerie, lorsqu’elle est bien implantée, est difficilement contrôlable. Notre Roger en rajoute sur un ton bravache.
- Faîte pas le malin. Si je vous y drive, vous ferez dans votre froc. Les cimetières c’est pas c’que vous croyez.
- Chiche ?
C’est à ce moment qu’une voix de femme interpelle les deux gugus en pleine compétition de testostérone.
- Manquait plus que je croise ces connards ! Je ne suis pas d’humeur.
Les deux hommes se retournent contrariés. Cette voix, c’est celle de la Marinette, la boss du quartier. Celle avec qui les autorités négocient et les habitants s’écrasent. Sauf nos tourtereaux qui se sont frottés à elle dans leurs vies antérieures. Enfin, à ses sbires qui ne la lâchent pas d’une semelle. Une dizaine de tatoués, bien méchants, sans scrupule et en adoration devant la dame qui a du caractère, des couilles, un physique d’héroïne de bande dessinée à faire bander un mort, parfois de l’humour et surtout tient le business de la cam. Une image d’Épinal du crime. Et dans ces temps de confinement, faut surtout pas que les drogués soient en manque.
- Moi, je suis content de te voir.
Roger regarde abasourdi Léon qui bombe le torse.
- T’es taré de lui dire ça ! Faut s'casser !
Mais Léon n'en fait qu'à sa tête, il ricane comme un gosse, et s'approche d'elle.
- Allez, quoi, Marinette, ça te fait pas un tout petit peu plaisir de me croiser, depuis tout ce temps?
Roger esquisse un mouvement de recul.
- Bouge pas toi ! Lance la patronne.
Roger se fige, il regarde ses pieds, penaud. Dans ces moments-là, il ressemble à un gosse de 4 ans qu'on voudrait consoler en lui offrant une peluche.
Elle se retourne vers Léon, un sourire aux lèvres.
-Léon, Léon. Marinette, c'est pour les intimes. Autant te dire qu'ils ne sont pas nombreux. Marine, c'est mon nom officiel et il est très bien pour le reste du monde. Et pour les vieilles raclures dans ton genre....
Elle lui décoche un coup bien placé dans l'endroit ultime pour se faire agenouiller un homme.
Léon ressent une décharge électrique dans tout son corps, il tombe violemment au sol, se tenant l'entrejambe. Décidément, entre Roger et la Marinette, il aura eu son lot de sensations aujourd'hui. Et toujours pas de nicotine.
Marine se penche vers Léon.
-Toujours aussi content de me voir, sombre merde?
Elle se redresse et jette un œil en direction de Roger. Il se gratte nerveusement les ongles. Il fait très chaud ce jour-là, mais sa transpiration est excessive.
-Qu'est-ce que tu fous avec ce type, Roger? Tu n'en a pas assez appris avec ton dernier job? Tu veux traîner avec la crasse ambulante de la ville?
-N...Non m'dame, je voulais juste...
-Tu sais quoi en fait je m'en tape. Vous allez faire quelque chose pour moi..
Léon retrouve son souffle et se relève en grimaçant.
- Tes plans à la con Marinette, je les connais. La dernière fois, j’ai pris six mois de placard à cause de l’un d’eux.
La belle éclate de rire.
- Parce que tu t’es amusé à baiser la fille du mec qui te planquait et qu’il t’a foutu dehors au mauvais moment.
Puis d’une voix mauvaise.
- Et je t’ai dit de m’appeler Marine connard.
Elle fait un discret signe à deux de ses hommes qui se précipitent comme des chiens enragés pour abreuver Léon de coups en tous genres. Il ne lui reste plus qu’à se recroqueviller en boule au sol et se protéger le mieux possible. Sans prévenir, Roger, dont le neurone de sauveur s’éveille, entre dans la danse. Le bougre n’est pas manchot. Voire, le plus terrible des bagarreurs-bastonneurs. En quelques coups et prises efficaces, il met hors de combat les deux dobermans. Les autres reculent, mais pas pour Marine qui avance d’un pas.
- Couchez le demeuré !
Il obéit instantanément et la regarde, les bras ballants avec son air niais. Quant à Léon, il est dans le cirage.
- Écoute-moi, la mission est simple. Tu l’expliqueras à ton connard d’acolyte à son réveil. Vous allez me chercher le célèbre réalisateur de film Grosyer. Il crèche en ville, au Hilton. J’ai une idée géniale pour lui. C’est à cet instant que Léon émerge.
- N’in… n’impor… porte..quoi.
- Il vient de dire quoi la loque sanglote ?
- Rien, rien il a rien dit m’dame Marine, on y va.
Décidément, Roger du cimetière devient Roger le sauveur.
Un peu plus tard, Léon émerge de sa trempe.
Ses yeux sot embués, il distingue les lumières et les ombres seulement.
Il se rend compte qu'il est allongé sur un vieux sofa, une fenêtre sur sa droite.
Roger le rejoint.
-Eh ben mon gars, à côté des gars de la Marinette, moi c'étaient des caresses que j't'ai fait tout à l'heure.
-D'où t'as les clés de mon appartement sale débris?
-Eh oh tu te calmes ! Je t'ai sauvé d'une sacrée baston et je t'ai gentiment ramené chez moi, le temps que tu reprennes tes esprits ! Et je t'ai même pris ça.
Il lui jette un paquet de Malboro blondes, et un briquet.
ENFIN sa précieuse nicotine. Il a l'impression d'être partit depuis un an les chercher.
Léon s'assied, glisse une cigarette entre ses lèvres, l'allume. Première bouffée libératrice. Beaucoup mieux qu'une femme, à son humble avis, moins d'emmerdes.
Sa vue s'éclaircie, il détaille l'appart de Roger. Probablement un T2, comme lui. Un truc de vieux loup solitaire, mal éclairé, quasiment à nu. Il frémit d'avoir des similitudes avec cet édenté de mes deux. Il tire une grande taff.
Roger s'assoit à côté de lui.
-On a du travail.
-Je vais rentrer me confiner, ouais, et c'est tout.
Roger lui explique la demande de Marinette.
-Ah oui, je me souviens de cette histoire de Hilton, dit Léon. Aucune chance pour des pouilleux comme nous d'y aller.
Roger panique.
-M-m-mais IL FAUT Y ALLER ! Elle ne va pas nous laisser nous en tirer comme ça ! Je veux pas reperdre un doigt !
Léon soupire.
-Ok, j'ai une idée.
Roger se frotte la tête avec ses mains de talocheurs.
- Ouai, ben moi aussi. Tu m’prends pour un demeuré ? J’la connais Marine.
Léon allume une clope, tire une taffe et moqueur.
- Pff, tu vas bientôt m’annoncer que tu te l’ais tapée. Voire que tu as laissé ton doigt dans sa …
Celle-là, Léon, ne l’a pas vu venir. La droite de Roger est dévastatrice et Léon retourne dans le pays des songes la mâchoire en vrac.
- P’tit con prétentieux ! Tudieu, faut pas trop se foutre de sa gueule. Dans les cimetières, on apprend plein d’choses.
Sur ce, l’agent de sécurité va se chercher une bière pour attendre le réveil de son comparse d’infortune. Il patiente une vingtaine de minutes avant qu’un grognement l’amène à se retourner vers Léon qui tente quelques mots avant de cracher trois, quatre dents.
- Queze….pfff..t’esf… aïe, pfutain…
- Ah ben voilà, t’es comme moi, t’as moins de chicots. Tu verras on s’y fait !
- T’es fiant ! heu chiant !
- Tu sais comment entrer au Hilton ?
Léon hausse les épaules.
- Dans les hôtels, ben, y a des gens qui meurent. Et dans c’te ville, la morgue, elle est dans le cimetière. J’suis pote avec les mecs des pompes funèbres. Et le Hilton, avec ses milliers de chambres, c’est au moins deux dépôts de corps à la morgue par semaine. Suffit d’attendre les gars et d’leur demander de nous convoyer dans le fourgon mortuaire au Hilton.
- Et pourquoi il ferait cela ?
Le regard de Roger l’écrase de mépris.
- Dans les cimetières la nuit, il y a peu de survivants...
Léon se tord sur son canapé. Il crache un peu de sang dans un vieux mouchoir qui traîne sur la table basse et se rallume une 3ème cigarette. Il a l'intention de se goudronner au max, cette satanée journée part définitivement en vrille.
Il n'aime pas cet air que prend l'édenté quand il joue au gars mystérieux qui en a vu d'autres. Il a des éclairs de folie dans les yeux.
Mais faut bien avouer que son plan à lui, tabasser un max de monde jusqu'à ce qu'on leur indique la dite chambre, n'est pas hyper safe.
Tudieu poursuit son speech :
-.... et moi, ben j'suis toujours là mon gars. Par contre, Eric lui, l'a ben failli y rester - il se tape le torse avec son poing - et c'est bibi qui lui a sauvé la peau, avec sa grosse pelle.
Léon se frotte les temps. Il sent son pouls augmenter, il sait que sa patience le quitte peu à peu.
-C'est qui ce Eric? Il bosse à la morgue?
-Tout juste ! Cette nuit-là, je revenais tranquillement de mon petit tour dans le cimetière. Je retournais dans ma p'tite cabane pour me faire un bol de Smacks. Puis j'ai entendu des halètements.... Quelqu'un était en train de courir. J'me suis dit "ça y est, ça reprend", donc j'ai pris la pelle que j'avais dans mon petit stock personnel et suis repartit avec ma lampe torche. J'ai marché une minutes ou deux, pas plus, et j'ai trouvé Eric. Ah ben ça il marchait déjà pu'. Il rampait. L'était pas beau à voir, tout couvert de terre, le teint gris. Il avait déjà commencé à perdre des cheveux, le processus avait commencé ....
Marine se ronge les ongles. Sale habitude impossible à corriger. Elle y a renoncé et ce mot n’appartient pas à son caractère. La bande de brutes dévouées à son service est éparpillée sur les canapés du hangar qui fait office de quartier général.
- T’en veux une ?
Julio, son majordome, lui tend une binouze à quinze degrés. Elle avale une gorgée de cow-boy et rote. Des sifflements de félicitations résonnent. Elle s’en agace d’un geste et un silence de plomb fige l’atmosphère.
Elle se lève, marche, croise le regard d’Enrico, non, pas envie, peut-être ce soir et pas sûr.
Comment ces deux abrutis de Léon et Tudieu vont-ils réussir ? Elle les connaît bien. Léon, son pote d’enfance, son premier amant, perdu de vue quand monsieur est parti faire un tour du monde sans l’emmener, le salaud. Tudieu est arrivé plus tard, au lycée. Il y est resté deux ans, le temps de tomber en dévotion. Elle a abusé de son pouvoir sur lui. Une vraie salope, mais elle assume. Si ce con n’avait pas à moitié tué l’un de ses petits copains de jalousie, il ne serait pas devenu cette brute. La prison et l’armée ne l’auraient pas façonné en machine de violence. Elle touche le pendentif autour de son cou. Une capsule contient un bout de doigt de la brute. C’est comme cela qu’elle s’était excusée. En lui disant qu’il serait toujours avec elle.
Marine ferme les yeux. Il lui faut ce réalisateur, c’est vital. Un orage éclate, ils sont en marche, elle le sait, un fil invisible les relie.
L'éclair fait sursauter Léon. Il commence à être à cran de cette journée. Et ce Roger qui lui raconte son histoire, de plus en plus ahurissante. C'est sûr, son partenaire d'un jour est complètement fou. Cette histoire de mystérieuse tombe qui te ramènerait très vite à la terre en te faisant vieillir en quelques secondes, ça le ferait rire si sa journée n'avait pas été aussi pourrie. Et merde il va bien finir par se torcher le paquet en quelques minutes.
-Tu d'vrais pas fumer autant - lui fait l'édenté, prenant soudain un air de parent inquiet.
Bref, tout ça pour te dire, cette tombe-là, René Descours 1754 - 1801, personne dans les collègues veut pu' s'en approcher. Il y a tout un périmètre en friche autour. Éric le pauv' il était nouveau et personne lui avait encore dit....
-Ok Tudieu, ok. Tes histoires à la Chair de Poule son bien sympathiques, mais j'aimerais en finir de cette besogne pour l'autre folle. T'appelles ton pote stp? On va pas se pointer là-bas et attendre 15 ans qu'ils daignent se pointer. Ah et faudra qu'on par un tabac en chemin.
-J'veux bien, mais Éric, l'est pas vraiment en forme maintenant...
Le plan de Tudieu avait fonctionné, mais les deux hommes, n’en était pas sorti indemnes. L’ami Éric, ou plutôt le moribond avait oublié quelques étapes pour s'échapper de l’hôtel avec un corps enroulé dans un tapis. Tudieu et Léon avait cogné la moitié du service de sécurité pour fuir. Quant au réalisateur, il s’en était fallu de peu qu’il ne meure étouffé dans son cercueil persan. Et Éric, pour clore le tout, s’était aspergé le corps d’essence pour jouer à la torche humaine et se jeter sur les poursuivants. À sa décharge, les vers qui lui rongeaient la chair le faisaient atrocement souffrir. Et puis, sans cet acte de bravoure, les deux comparses y auraient laissé leur vie. Ils ne leur restaient plus qu’à livrer le colis et à disparaître avant que la police de la ville les enferme à jamais. Et pour ça, Tudieu disposait d’un plan imparable avec son cimetière.
Marine contient difficilement sa colère. Elle imaginait bien ces deux idiots manquer de discrétion, mais à ce point-là, jamais ! Et en plus, ils abordent la mine fière de ceux convaincus de leur réussite. À leur pied, gît leur butin ou plutôt un tas graisseux, Kris Fayeur, tremblant de peur et en simple caleçon, la joue droite gonflée par la baffe qui l’a assommée.
- M’ssion accomplie m’dame Marine.
- T’appelle ça une réussite Tudieu ?
- Elle n’est jamais contente. Une vraie capricieuse.
Léon, cette fois, aurait mieux fait de se taire.
La douleur suivit de très près la déflagration.
À bout de nerfs, Marine s'était saisie du pistolet d'un de ses gorilles pour viser le genou. Léon tomba à terre, recroquevillé sur lui-même. Il commençait à se dire que son envie de clopes du matin était un peu cher payée.
Kris était devenu livide. Il hoquetait comme un nouveau né, de plus en plus terrifié par la tournure des événements.
Léon regarda Marine, un rictus forcé aux lèvres.
-Toute cette passion, encore en toi depuis le temps, Marinette ... Je savais qu'il y avait toujours quelque chose entre nous.
Cette fois-ci, elle pointa le viseur contre son front.
Tudieu fit un pas vers elle, cédant petit à petit à la panique.
-M'dame m'dame, faites pas ça ! On a fait c'que vous vouliez, même si on n'a pas été très discrets c'est vrai, mais r'gardez l'est là vot' réalisateur ! L'est là et l'est vivant, comme vous.... Ben merde qu'est-ce qu'il fait?
Tous se retournent. L'homme en caleçon était en train de gigoter dans tous les sens, de la bave lui sortait par la bouche, ses yeux étaient révulsés.
Marine couru vers lui.
-Il fait une crise convulsive !! Écartez-vous laissez de l'air !
Elle regarda l'un de ses hommes, un gros tas de muscles qui ne savait pas quoi faire de sa personne en cet instant même.
-Toi là ! Va me chercher Cindy, elle saura quoi faire !
Se retournant vers le réalisateur :
-Reste avec nous toi !!
Léon était toujours ravi de voir sa belle Marine en panique.
-Bah alors ma biche, tu sauves des gens maintenant?
Tudieu se dit cette fois qu’il ne fallait pas rater le coche et foutre le camp discrétos. Il était peut-être débile, mais pas tant que ça. Le kidnapping était un désastre de discrétion et son instinct de chien de garde lui soufflait que toute cette affaire se terminerait en apocalypse. Et puis, il y avait la tombe de René Descours et son secret. Une conviction était ancrée en lui. Tout ce qui déconnait dans cette ville trouvait sa source en elle. Et s’il perçait ce mystère, plus personne ne lui voudrait du mal. Il deviendrait même le héros de cette cité perdue.
Tudieu fit un pas en arrière, puis deux, Marine et sa bande, affairé autour du réalisateur observait Cindy s'évertuer à le sauver. Au troisième pas, une main saisit sa cheville.
- Te tire pas gros malin.
Léon, le visage marqué par la douleur, tentait vainement un sourire.
- T’as rien compris l’abruti, on est tous liés, alors reste là.
Tudieu sortit une clope de sa poche.
- T’en veux une ?
Léon acquiesça. Sous ses apparences, Tudieu avait de la délicatesse. Il lui vissa tendrement la cigarette dans la bouche, approcha le briquet, flamme chancelante et avec le geste rapide et juste d’un professionnel averti, lui brisa les cervicales. Tudieu reposa doucement la tête de sa victime et lui chuchota.
- Toute façon tu fumais trop et c'est pas bon pour la santé.
Dix secondes plus tard, Tudieu cavalait vers son cimetière.
" 1, 2, 3, 4, 5 ... 1, 2, 3, 4, 5... "
Tudieu comptait mentalement des petites séries de 5, pour se donner un rythme et ne pas se décourager dans la course, comme le lui avait conseillé son prof d'éducation physique en 5ème. Conneries. Il savait qu'il devait perdre ces satanés 30 kilos qui le ralentissaient dans tout depuis 15 ans déjà, justement pour les occasions comme celles-là.
Le souffle court, il n'était pas sûr de réaliser vraiment ce qu'il avait fait.
Léon, ce brave Léon. Pas un mauvais gars, mais pas spécialement un bon non plus.
L'en a plein des comme lui ici bas, un modèle en plus ou en moins ne changerait pas grand chose. Puis il s'était mis en travers de son plan, une étape bien plus grande et plus importante qu'une simple vie humaine.
Puis la Marine, qu'elle fasse ce qu'elle veut de son réalisateur, il se fiche de savoir le pourquoi du comment, et ne veut pas mourir pour ça. Pour ce qu'il s'apprête à faire, à la rigueur oui.
Mourir en héros, à défaut d'avoir eu une vie héroïque.
Une vive douleur le saisit sur le côté droit, un point de côté fulgurant lui coupa la course net.
Le cimetière s'ouvrait devant lui.
Tudieu cracha ses poumons. Pour se donner un peu de cran, il prit une clope du paquet de ce brave Léon et l'alluma. Il observa une minute de silence pour son ami fumeur, et s'enfonça dans la forêt, en direction de la tombe de René Descours.
Marine observait Kris Fayeur dans l’ascenseur qui les menait au sous-sol. Il était blême et s’accrochait bêtement à la sacoche de la caméra qu’elle venait de lui glisser entre les mains. Les sirènes de police résonnaient dans tout le quartier. Dans quelques minutes les troupes d’assaut envahiront son QG. Mais elle sera loin avec sa bande, enfin, ils seront au cimetière.
- Écoute-moi Kris et arrête de flipper c’est chiant. Tu ne risques rien tant que tu m’obéis. Je suis désolé de l’attitude des deux connards qui sont venus te chopper à l’hôtel. Je veux que tu fasses certaines images et ensuite on discutera du scénario et du montage. C’est ok ?
L’homme retrouva un peu de confiance et acquiesça.
Une vingtaine de minutes plus tard, la tribu était au cimetière.
- Vous autres, sécurisez le périmètre, j’y vais avec le réalisateur. Suis-moi, tu vas filmer des trucs incroyables.
Une centaine de mètres plus loin, elle lui fit signe de s’accroupir et de sortir la caméra. Cachés derrière une stèle, ils virent une sorte de cosmonaute se diriger vers une tombe. Elle savait qu’il s’agissait de Tudieu. Et lorsqu’il arriva vers la fameuse tombe, il y fut englouti. Fayeur oublia sa peur.
- Mais c’est quoi ce délire ?
- T’as pris les images ?
- Oui, oui. Mais c’est quoi ?
- Rien il est allé parler à mon grand-père, l’ancien maire de la ville.
-Ah et on fait quoi.
- Tu restes vigilant, on va attendre qu’il ressorte. T’as le droit de choisir un autre plan d’image. Fait ton boulot bordel !
WOUUUUUSH !!
C’est le bruit sourd qu’avait fait Roger en se téléportant au travers de la tombe, comme une balle de tennis fendant l’air.
Il était à présent dans un tunnel sombre, de multiples vers grouillaient autour de lui.
Équipé d’une petite lampe de poche, et de sa fameuse pelle, il avançait d’un pas mal assuré dans sa combinaison trop grande pour lui.
- Si tu crois que cette combinaison va te protéger de la décrépitude qu’engendre cette tombe, tu t’goure mon vieux.
La voix d’outre-tombe avait résonné, caverneuse, tremblante.
- J’ai à vous causer, et vite ! fit Tudieu, que le ton arrogant de son interlocuteur avait ragaillardi.
Un rire étouffé se fit entendre, suivi d’une grosse quinte de toux.
- T’es pas l’seul mon ami, t’es pas l’seul. Comment va ma petite Marine ?
- Z’en faites pas pour elle, elle est en forme – Tudieu commençait à avoir le souffle court, ses jambes commençaient à défaillir – elle vient de séquestrer un réalisateur de films.
René Descourt éclata d’un rire tonitruant. Tudieu n’arrivait toujours pas à le distinguer dans ce tunnel sans fin.
- C’est bien ma p’tite fille ça ! Toute la détermination de son papi !
- C’est pas peu dire ! – Il baissa la tête et repris son souffle. Ses mains commençaient à être tachetées. - Faut qu’ça cesse tout ça m’sieur Descourt. Ça part totalement en vrille là-haut.
Et avant de dire que vous vous en foutez, j'vais vous donner une bonne raison d’arrêter ce massacre.
Tudieu s’enfonça un peu plus dans les ténèbres.
Il ne se passait rien depuis un bon quart d’heure. Marine pestait. Frayeur baissait la tête, cette fille le faisait flipper. Mal lui en prit, il reçut une taloche sur la nuque.
- P’tain, si tu veux pas crever, t’arrêtes pas de filmer ! Ça peut sortir d’un moment à un autre et faut pas foirer les images. Nous n’aurons droit qu’a un seul essai.
Elle se radoucit.
- Tu vas faire les images de ta vie. Et ce couillon de Tudieu va se prendre pour un héros.
Elle se retourna, pensive, vers la tombe. Une heure plus tard, la nuit était tombée et le ciel étoilé renvoyait une sinistre pâleur sur le cimetière. C’est alors qu’une lumière jaillit du sol au niveau de la tombe comme une porte qui s’ouvrait. La gorge de Marine se serra. Elle observa Tudieu sortir sans combinaison, puis un autre homme, derrière lui. Cette silhouette lui était familière. Des larmes silencieuses s’écoulèrent le long de ses joues lorsqu'elle vit l’habituel rituel de son grand-père sortant de chez lui, s’épousseter le costume. Elle eut envie de courir et de sauter à son cou. Il ne le fallait pas. Elle ravala ses émotions et s’assura que le réalisateur effectuait son boulot. Elle le trouva concentré à sa tâche, enfin ! Les deux hommes se dirigeaient vers la sortie du cimetière.
- Allez, on les suit, c’est maintenant que les choses vont se jouer si Enrico a bien fait le nécessaire …
Tudieu avançait, suivit par René, le papi dont Marine avait passé des soirées entières à lui parler, il y a 25 ans. Ils séchaient les cours toute la journée et restaient ensemble jusque tard dans la nuit, ce qui faisait rager les parents de Marine, quand elle rentrait éméchée et sentant l’herbe à plein nez.
« Viens ! » lui avait-elle dit une fois, le prenant par la main, car elle savait y faire avec lui, « je vais te montrer quelque chose de fou ! »
Ils s'étaient dirigés vers le cimetière de la ville par une nuit d'Octobre.
« Là ! » lui fit-elle lorsqu'ils arrivèrent derrière la stèle où Marine se tenait aujourd'hui.
Ils avaient attendu 3/4 d'heure. Marine était accroupie, silencieuse, concentrée. Tudieu la dévorait des yeux, elle s'en moquait bien.
Une lumière avait jailli de la tombe. Marine se redressa, Tudieu hallucina. Un vieux était sorti de la tombe, s’était épousseté le costume, et avait avancé… Suivit d’un autre homme, puis un autre, puis un autre.
Roger n’en revenait pas. Marine lui dit tout bas « C’est la lignée des Descourts, qui remonte jusqu’à mon arrière-arrière-arrière-grand-père. Je les ai surpris une fois, quand j’avais 12 ans et que je m’étais enfuie de chez moi après une journée merdique. Je me suis cachée et les ai espionnés. J’était tellement heureuse de revoir mon papi, parti 2 ans plus tôt. » Elle fixa Tudieu. « Ils sont à l’origine de tout, Roger. Les virus qui sont apparus, Ebola, H1N1, TOUT. Ils ont un grand projet pour cette planète... »
La bande de ressuscités se mit en cercle. Chaque membre se tenant par la main. L’un d’eux lança une flûte amérindienne à Tudieu qui faillit manquer la réception. Un autre envoya un coup de pied au cul de leur ex-gardien pour le placer au centre du cercle. Puis Tudieu se mit à jouer de l’instrument avec un talent certain. Marine en fut si surprise et ensorcelée qu’elle oublia toute prudence, se leva et s’approcha du cercle dont le mouvement s’accéléra au point de ressembler à une centrifugeuse en action. Seul Tudieu, absorbé par son talent de musicien, les yeux fermés, le visage extatique ne remarquait rien et voyageait dans une autre monde.
Le cinéaste n’en perdait pas une miette, oubliait sa peur et souriait salement, possédé par cette scène diabolique.
Marine se rapprochait de manière hypnotique et arrivée à quelques centimètres du tourbillon tendit le bras. Ce fut l’erreur ultime. Le cercle explosa intérieurement et Tudieu fut transformé en un faisceau lumineux bruyant qui perça le ciel.
L’Armageddon commençait.